Pauvres créatures

Après un lancement en huis-clos noir et blanc osé dans sa forme mais rapidement répétitif dans ses effets, le métrage élargit ses horizons et son spectre de couleur pour nous faire découvrir son monde par les yeux de Bella. Tout aussi kitch que les couleurs, les zooms rapides et assumés servent une mise en scène radicale mêlant féérie et étrangeté. De retour avec ses courtes focales toujours plus courtes, le réalisateur se plaît à écraser ses personnages et courber les lignes droites des décors. Très théâtraux, ces derniers transforment le monde en un terrain de jeu gigantesque aux allures de tableau. Des ciels peints aux funiculaires qui traversent les villes, le réalisateur construit un univers burlesque (notamment dans les expériences improbables du père de Bella) mais surtout intemporel.

De nouveau nominée à l’Oscar de la meilleure actrice, Emma Stone livre une performance remarquable qui défie toute concurrence. De la physicalité d’un nourrisson à l’esprit contradictoire entre innocence enfantine et rhétorique de son créateur, Bella découvre le monde, la philosophie, le socialisme et les hommes. Essentielle dans l’œuvre, la sexualité et le plaisir personnel sont questionnés à travers l’engagement maritale, l’attraction d’amants et la monétisation du corps. Sorti de la peau de l’homme vert en colère de chez Marvel, Mark Ruffalo incarne bien le fantasme du bourgeois qui aime donner l’apparence de se jouer des codes sociaux alors qu’il en est le premier esclave. Au contraire, Willem Dafoe campe le rôle de "God", ce scientifique attaché à sa création comme un père mais d’autant plus fasciné par son désir de liberté et de découvertes. Jamais au centre de l’histoire, les hommes gravitent sans cesse autour de Bella, déconstruisant avec subtilité les rapports de genre. Dans une évolution constante, Bella subit, apprend, change et finit par choisir en dépit de tous les obstacles dressés sur son chemin par de bien pauvres créatures.

Gwendal Ollivier