Los Angeles des années 1920. Récit d'une ambition démesurée et d'excès les plus fous, Babylon retrace l'ascension et la chute de différents personnages lors de la création d'Hollywood, une ère de décadence et de dépravation sans limites.
sorti le 18/01/2023
En seulement 5 films, Damien Chazelle a su s’imposer comme l’un des réalisateurs phare du Hollywood actuel. Encensé dès Whiplash en 2014, c’est bien évidemment La La Land deux ans plus tard qui confirme sa trempe de grand réalisateur. Sorti une semaine après Avatar 2 aux États-Unis, son nouveau long métrage subit un flop terriblement injustifié. Véritable lettre d’amour au Hollywood des années 1920 et à l’ambiance des plateaux de tournages de cette époque, le film déborde d’une énergie rare. Évitant l’écueil de la nostalgie gratuite, la narration s’articule autour des destins dramatiques de personnages affectés par tous les changements radicaux provoqués par l’arrivée du son au cinéma en 1927.
Basé sur un quatuor de personnages, le métrage suit progressivement leurs réussites et leurs échecs, leur ascension ou leur décadence. Nellie LaRoy, star projetée au-devant de la scène par son charisme et ses excès festifs, est brillamment incarnée par Margot Robbie qui emmène son personnage dans toutes les directions avec une prestance remarquable. Toujours aussi charmant, Brad Pitt nous vole plus d’un sourire par son interprétation de Jack Conrad, acteur vedette incapable de suivre le passage au parlant mais restant à jamais fidèle à ses amis. Les grandes révélations du casting sont d’une part Diego Calva dans le rôle de Manny, producteur de cinéma qui tire avantage du changement d’Hollywood, et de l’autre Jovan Adepo dans celui de Sidney, trompettiste sur les plateaux de tournage qui devient acteur-musicien mais se retrouve enfermé dans la case de sa couleur de peau.
Traversées par une galerie de personnages secondaires tout aussi hauts en couleur que les principaux, les scènes s’enchaînent comme des blocs intenses qui nous plongent dans des situations très diverses. De la soirée gargantuesque en ouverture, aux tréfonds d’Hollywood présentés par le personnage répugnant de Tobey Maguire dans une séquence quasi horrifique, le ton se renouvelle constamment. De même, le réalisateur oppose clairement deux ambiances de tournages entre l’ère du cinéma muet et celle de l’arrivée du parlant. Au sein des multiples plateaux de tournages simultanés dans les plaines ensoleillées de Los Angeles, les réalisateurs crient leurs indications de jeu aux acteurs tandis que les figurants défilent par centaines devant des caméras embarquées sur des voitures au cœur d’un champ de bataille. Face à cette démesure exagérée d’une époque révolue, le réalisateur fait ressentir la frustration profonde d’une équipe de tournage contrainte de se plier aux exigences du son : enfermer le plateau dans un hangar sans ventilation et la caméra dans une cabine pour masquer son bruit, exiger un silence rigoureux de toute l’équipe et forcer les acteurs à se positionner par rapport au micro en veillant à ne parler ni trop fort ni trop bas.
Fidèle à son ami, Justin Hurwitz offre au réalisateur une cinquième bande originale tout aussi mémorable que ses précédentes. À l’image de l’excès dans la mise en scène, la musique tambourine dans nos oreilles des thèmes marquants qui restent en tête bien après la fin de la séance. Utilisant des instruments aux sonorités peu communes, le compositeur instaure des ostinatos festifs et entrainants sans quitter le registre imprévisible du jazz. Alors que les notes classiques de Schubert se retrouvent dans le titre Morning et que la rythmique du Boléro de Ravel sert de base au titre Hearst Party, Hurwitz revisite son propre répertoire par la citation d’une grande partie des thèmes de La La Land à partir de la seconde moitié du métrage. Ainsi, il inscrit le cinéma muet dans une période classique de démesure aussi musicale que cinématographique tandis que l’arrivée du son nécessite une réinvention de la musique vers la nouvelle ère d’Hollywood ; ère que le réalisateur et le compositeur avaient déjà musicalement retranscrit dans La La Land. Par ce travail original de création, d’hommages et d’autocitations, Justin Hurwitz démontre l’ampleur de son talent.
Placée au cœur de la mise en scène de Damien Chazelle, la musique occupe aussi une place cruciale à l’image. Du montage cut sur les différentes caisses de la batterie, au plan séquence hallucinant dans la soirée d’ouverture où la caméra se balade librement dans la foule en furie pour terminer sa course en gros plan sur le groupe de jazz, les instruments font partie intégrante du décor. Dans une maîtrise tout aussi évidente des mouvements de caméra que des scènes très cuttées, le réalisateur nous offre un spectacle de 3h dont la mise en scène se renouvelle constamment. Traitant le même sujet que le classique Singin’ in the rain, il assume pleinement l’hommage au cours d’une dernière séance au cinéma. À travers le regard bouleversé de Manny, le réalisateur livre sa lettre d’amour finale au cinéma dans un sublime montage saluant tous ses classiques, ses évolutions, ses finalités et ses révolutions. Derrière ce récit de la rupture de l’industrie hollywoodienne de la fin des années 1920, Damien Chazelle nous raconte le tournant actuel d’Hollywood, celui où les méga-productions et les franchises rapportent plus que jamais au détriment des blockbusters d’auteurs à moyen budget, ces films uniques qui rencontrent le succès indéniable des critiques mais se font bouder par le public ; une ère où Hollywood referme les portes de l’extraordinaire Babylone.
Gwendal Ollivier